Au fil des pages d’un bouquin les personnages se croisent, s’entrecroisent, se vilipendent, s’aiment, se détestent et par effet miroir font entrer le lecteur en dedans, comme un retour vers lui-même.
Au fil des personnages grandiloquents, pauvres gueux, simples quidams, grands prétentieux ou humbles manants reste souvent en suspens, en fil d’Ariane, l’humanité de quelques-uns, le peu qu’il en reste chez d’autres, des nuances chez les plus fins, des caricatures chez les manichéens qui nous renvoient inéluctablement à l’analyse des uns, des autres dans la réalité. Moins souvent de nous-même mais quand même un petit peu.
Et les situations ne sont pas en reste sur le papier et nous font voyager sans un kopeck bien confortablement assis à l’ombre de nous-mêmes. C’est peu risqué et ça rend libre ! C’est peu risqué physiquement, beaucoup plus intérieurement car les mots chamboulent parfois les vies en éclairant les évidences restées dans l’ombre des apparences.
Ces instants de quiétude à l'abri sur sa chaise longue, loin du tumulte de l’écran et des spasmes du son permanent, paraissent de plus en plus désuets, presque anachroniques. Ces pratiques d’un autre âge n’ont plus l’air d’emballer que quelques irréductibles mordus d’une passion dévorante alors qu’elles sont la sève de l’équilibre mental, du recul nécessaire et de l’appréhension d’un futur enviable.
La rencontre aussi, les discussions à refaire le monde, le goût de l’autre, le partage discret et magnifique, l’échange, l’art, la culture, la musique, le vin et les copains d’abord et les copains aussi et les copains surtout, le feu de bois et la nature. Il y a tout de la vie dans ces quelques simplicités.
Et tout cela n’est certainement pas de la nostalgie malvenue. La nostalgie est un endroit où l’on se réfugie parfois. La culture, cette culture est tout autre chose et faire vivre un patrimoine, une idée un art de vivre, une légèreté, une façon de penser, de s’exprimer, d’être : une civilisation.
Des us abandonnés reviennent en mémoire au fil des pages de la vie, resurgissent en actualité et le passé va pouvoir démontrer ses vertus au futur décomplexé qui pousse de nos jours l’art de la bêtise à son paroxysme. C’est un petit retour vers la sagesse à un endroit. Peut-être une tache d’huile qui imprègne afin de cesser de courir avec les jambes du déraisonnable. Cela pourrait paraître dérisoire mais cela est magnifique.
À vrai dire, malgré mon positivisme exagéré et endémique, je suis un peu inquiet.
Peut-être l’âge qui me fait balancer entre deux mondes pousse en moi des fragments de sagesse que j’aurais laissés germer au hasard d’aventures ? À moins que ce ne soit un orgueil mal placé qui me fasse considérer le reste de mes concitoyens comme des citrouilles. J’ai l’impression que le recul a du plomb dans l’aile, que l’immédiateté prend le dessus, que le livre boit la tasse, que la culture claudique, que l’allégresse est en danger étouffée par les flots médiatiques à répétition d’une société qui vomit en haine ses excès dans le subconscient de chacun. Subconscient qui le digérera tant bien que mal et le régurgitera au hasard des rencontres. Même l’Art semble s’essouffler et se regarder le nombril pour faire mine de se redécouvrir. Nous voilà bien montés !
C’est difficile de comprendre ses humeurs, ses excès, ses zèles qui ne nous font pas toujours planer, ses angles que l’on prend pour se dés-inquiéter un peu du temps qui passe. Je ne sais jamais si c’est un semblant de sagesse ou un relent de conservatisme aigu mais l’inquiétude persiste malgré tout et des ires sans paroles atteignent parfois mon esprit.
Je suis inquiet de ces excès d’écrans futiles et inutiles à la superficialité totale. Ils plongent nos jeunes dans la vacuité d’une existence irréelle, plate, infondée et virtuelle alors qu’ils croient exister. J’ai peur de l’inhumanité qui à terme pourrait en résulter comme si le réel devenu flou était supplanté par le virtuel ripoliné d’une société idéalisée. De là à croire que de petits malins prirent le pouvoir et devinrent chefs suprêmes, incontestés, adulés, idéalisés il n’y a qu’un pas que nous allons franchir allègrement et qui ferait penser aux BD de notre enfance où des dictateurs-protecteurs emmaillotés d’or et de médailles paradaient sur des chars de carnaval devant une foule cooptée et enthousiaste.
L’imagination c’est toujours plus joli que ce qu’il y a sur les écrans et le réalisateur de son petit film intérieur plus tendre que l’agressive machine à produire du rêve édulcoré pour gugusse en goguette. Pour cela il faut du temps et du recul et le dictateur médaillé hurlant dans son hygiaphone anxiogène ne nous laisse plus que des loisirs décérébrés et immédiats pour mieux servir sa cause.
La perfection m’angoisse et j’y préfère de loin l’imperfection du charme ravageur, la beauté du vrai, le suranné des musées qui fait vibrer au plus profond. L’âme du monde est subjective et ne peux s’exprimer pleinement par le binaire d’un écran mais par la magie des pages de la vie que l’on tourne au hasard de la route. Les rencontres fortuites ne plaisent pas à Big Brother qui par le truchement de ses tentacules oppressants nous rapatrie constamment sous le joug de sa conscience inanimée. Ramène à la raison les irréductibles épris de liberté en épouvantant le bas peuple. L’écran devient alors une Halloween permanente là où le livre, la rencontre bienveillante, la culture partagée reste une créativité. C’est l’ego qu’il faut viser pour faire tomber l’individu dans les rets de la débauche.
Et l’écran déjà subjuguant, hypnotisant n’est, parait-il, rien au regard de ce qui nous attend. L’avalanche est à venir ! L’avenir pernicieux qui va englober l’être dématérialisé et standardisé pour le pousser au-delà du réel, là où se perdra son principe. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, cela où l’on nous pousse allègrement, enfin, où l’on pousse le grand nombre. À grands coups de virtualités les virtuoses du futur nous font entrer dans un tunnel étourdissant pour oublier ce que nous fûmes et devenir ce qu’ils espèrent dans une espèce d’identité affligeante où les personnalités seront gommées et spoliées. Tous pareils déshabillés de nos différences, de nos couleurs, de nos talents, de nos chers défauts, de nos lectures !
Ma préférence va aux fleurs des champs, aux bouteilles débouchées dans un éclat de vie non pas que je réfute la modernité mais son excès. Excès de faux-semblants nous menant vers la tombe de la globalité en laissant choir au bord du chemin l’unicité de tous. Tous identiques dans une pseudo perfection virtuelle où les plus faibles vont choir et se noyer dans la marre à trop s’y mirer pour n’avoir pas accepté leurs faiblesses. Sous un autre angle nos défauts ne sont que des qualités que les autres n’acceptent pas. Mettons en valeur nos échecs, nos déboires et nos failles pour rester perfectibles et charmants. Tomber amoureux lorsque le cœur nous guide est une subjectivité sublime, un élan de liberté déraisonnable venu du for intérieur et cette intelligence artificielle nous l’interdira, mieux, nous grugera nous faisant confondre notre essence et ses propres fantasmes. Un flou méthodique orchestré par les robots de la pensée numérique ira ruiner la moindre parcelle de liberté en nous faisant croire le contraire.
Des hommes furent si riches qu’ils s’en prirent pour Dieu et l’humilité qu’apprend l’échec leur était inconnue à un tel point qu’ils dirigèrent les autres vers le gouffre creusé par la discordance qu’ils avaient instillée en chacun.
L’automne au naturel est la saison où tout meurt, où l’énergie retombe, où l’on se penche en soi, où l’on regarde au sol, où l’on déprime un peu, où des drôles d’idées peuvent poindre dans nos consciences.
Je suis peut-être en plein délire ? Allez savoir de quoi certains me traiteront, d’autres en riront sous cape, acquiesceront, réfléchiront et ron ron petit patapon. Qu’importe si nous échangeons et, même cela n’est pas gagné dans une société qui moque les différences en faisant mine de les promulguer.
En bordure du monde on voit des choses avec les yeux subjectifs de la ruralité. La vérité est toujours parcellaire en tout cas lorsqu’elle naît du réel ou de l’imaginaire et totalitaire lorsqu’elle vient d’un algorithme.
Échangeons, argumentons, écoutons le monde changer, critiquons mais dans un esprit de création, ne dualisons pas mais embrassons, asseyons-nous sur le trottoir du monde pour le regarder courir, ne nous invectivons point en nous préjugeant les uns les autres. J’en ai assez, j’en ai soupé de ces chapelles inhérentes aux idées fermées lorsque l’iconoclaste nous inspire, lorsqu’une feuille virevoltante nous souffle la poésie de l’existence, lorsque le vent emporte la dissonance du groupe pour insuffler la solitude du silence. Écoutons-nous penser, écoutons-nous parler pour discerner les influences et avançons vers le futur en nous appuyant sur le passé. Et posons nos écrans pour admirer l’humain qui se trouve à deux pas. Repousser un peu l’écran c’est déjà reprendre le pouvoir. Déboucher une bouteille c’est donner de l’intérêt à l’ami qui passe, à la douce réalité vraie et palpable ici et maintenant.
Dans le fond, c’est assez grandiose la main tendue.